Les cocktails classiques : amis ou ennemis des saveurs du futur ?

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Bien maîtrisées, les bases des cocktails classiques constituent une véritable boîte à outils pour les bartenders. Mais comment s’en inspirer pour créer des cocktails contemporains qui favorisent l’émergence de nouvelles saveurs, sans qu’elles ne deviennent un frein ? s’interroge Tyler Zielinski.

Au moment de la renaissance du cocktail contemporain (dans les années 90-2000), Dave Arnold et tous les autres illuminés de la technologie culinaire n’avaient pas encore laissé leur marque sur l’industrie du bar. Avant que les évaporateurs rotatifs, centrifugeuses et autres homogénéisateurs à ultrasons ne s’emparent du devant de la scène et n’offrent aux bartenders les outils et les techniques permettant de créer des boissons ultra-conceptuelles, les cocktails relevaient principalement d’une question de tradition, de simplicité et d’uniformité.

Les jus d’agrumes frais remplaçaient les mélanges acides artificiels sortis tout droit des années sombres du cocktail ; les sirops étaient simples mais suffisants ; et la plupart des cocktails proposés sur les menus relevaient d’itérations modernes de recettes classiques, de légères variations des classiques, ou des recettes classiques, tout simplement. À cette époque, les bartenders cherchaient avant tout à légitimer l’industrie et l’art du cocktail, en se réappropriant des recettes datant de « l’âge d’or » américain (soit la période précédant la prohibition). Pour leur grande majorité, les ingrédients de ces cocktails sortaient donc de la réserve, et non pas de la cuisine.

Vingt ans plus tard, et tandis que les cocktails ont évolué et pris un virage résolument gastronomique, l’état d’esprit de certains bartenders est demeuré old school, et beaucoup n’hésitent pas à répudier toute recette qui aurait le malheur de s’éloigner un peu trop d’un modèle ou d’une formule classique – et donc difficile à reproduire. Ce qui nous amène à la question suivante : est-ce que la fétichisation de la culture du cocktail et de son histoire, ainsi que le désir de relier les boissons à des structures classiques ne serait pas un frein à la créativité et à la croissance de l’industrie dans son ensemble ? Est-il plus important pour les bartenders modernes de construire de nouveaux profils de saveurs, de respecter les formules fondatrices, ou les deux sont-ils complémentaires et essentiels ?

Ces interrogations ne sont pas étrangères à la plupart des bartenders chevronnés qui naviguent le paysage du cocktail actuel et mettent en œuvre des programmes de formation dans leur(s) établissement(s). Nous leur avons donc demandé leur opinion sur le sujet.

Maitriser d’abord pour mieux détourner ensuite

Ezra Star

« Pour casser les codes, vous devez d’abord les connaître » nous explique Ezra Star, bartender et propriétaire du Mostly Harmless à Hong Kong, quand on évoque l’importance de la compréhension des cocktails classiques pour développer des boissons qui repoussent les limites et laissent la part belle aux saveurs. « J’ai l’impression que trop de bartenders pensent pouvoir s’amuser et bidouiller des cocktails – dans l’absolu, ce n’est pas complètement faux – et pourtant c’est une approche très limitée à long terme [dans la mesure où la cohérence est aléatoire et où la compréhension du fonctionnement interne de la boisson tend à faire défaut] ».

Une des principales qualités de tout bon bar à cocktail qui se respecte est sa capacité à créer des boissons équilibrées et à les préparer avec rapidité et constance. Et d’après Ezra Star, les cocktails classiques apportent précisément aux bartenders les connaissances et les compétences nécessaires, car ils leur permettent une meilleure compréhension des structures et de l’équilibre entre acidité et douceur, amertume et umami, etc. Comprendre les classiques revient à comprendre les fondements mêmes de la saveur et de l’équilibre. Rien de surprenant, donc, à ce que les autres bartenders interrogés approuvent à l’unanimité la vision de Star sur le sujet.

Leo Robitschek, le vice-président de la restauration du NoMad London, est lui aussi persuadé de l’importance de maitriser les classiques et de comprendre les étapes basiques de la préparation des grandes familles de cocktail, mais insiste sur le fait qu’il s’agit de cadres permettant de créer des recettes originales, et non pas de structures immuables. « Si vous ne comprenez pas ce que chaque ingrédient apporte à la recette, alors vous serez incapable de créer des cocktails délicieux et équilibrés, avec régularité. Pour garantir cet équilibre et cette constance, ne laissez jamais un classique vous empêcher d’élaborer le meilleur cocktail possible – effectuez toujours les ajustements nécessaires en matière de sucre, d’acidité, d’amertume, d’arôme et de texture. » Dans ce cas, les cocktails classiques deviennent des modèles fluides, à personnaliser et à adapter.

Leo Robitschek

Façonner la créativité

Ces bartenders expérimentés ont beau reconnaître l’importance de la compréhension des recettes classiques, ils tiennent tous à préciser que les formules standardisées ne doivent en aucun cas museler la créativité, mais plutôt donner aux professionnels les outils pour repousser encore plus loin les limites de leurs concepts. Cette perspective est partagée par la majorité des bartenders ayant évolué avec la culture du cocktail et embrassé la fusion entre gastronomie et cocktails, contrairement aux professionnels restés focalisés sur l’association cocktails – style de boisson (par ex : daisy, fix, cobbler, sour).

Cet état d’esprit suranné se retrouve particulièrement dans les lieux dotés d’une culture du cocktail classique puissante et bien ancrée, où la façon de penser et les programmes de formation à destination des professionnels du bar ne laissent que très peu de place à l’innovation – contrairement à des endroits comme Singapour, par exemple, où l’expérimentation et l’expression créative mènent la danse. Dans les premiers, la culture du bar tend à s’homogénéiser et les bartenders ne disposent pas des techniques culinaires nécessaires pour développer des ingrédients et des concepts de cocktails ultra-savoureux, en dehors du carcan des structures classiques.

« Voilà la réalité du terrain : la majorité des bartenders s’est longtemps référée et inspirée du même matériel de base, ce qui a entraîné l’apparition d’une monoculture du cocktail et de ses inévitables répétitions », nous a expliqué Chris Tanner, le manager général du Silverleaf Bar à Londres. Et le système de mentorat en place transmet ces philosophies et techniques de bar de génération en génération, reproduisant cette monoculture de façon cyclique.

« Je n’ai jamais eu de mentor dans le monde du cocktail, explique Robitschek, donc en 2005, lorsque j’ai commencé à développer mes modules de formation à l’Eleven Madison Park, j’ai mis la main sur tous les livres de cocktails classiques à ma disposition et préparé toutes les recettes qui me semblaient pertinentes ou intéressantes. Hélas, elles n’étaient pas aussi savoureuses que prévu, probablement car les palais et les ingrédients ont bien changé… Donc j’ai joué avec différentes versions des recettes, jusqu’à trouver celles qui me convenaient. »

Construire les fondations

Chez les bartenders de New-York, où on accorde énormément de valeur aux cocktails classiques, le parcours d’autodidacte de Robitschek, façonné par son approche du développement des saveurs et sa façon de former les talents, fait figure d’exception. « Chaque année, on ne manque pas de revisiter toute recette classique ou NoMad sur laquelle un membre de l’équipe aurait un doute. On teste à l’aveugle les changements suggérés vs la version validée, et on ajuste au besoin. La plupart du temps, la recette demeure inchangée, mais il arrive qu’on la modifie ou qu’on joigne nos forces pour en créer une nouvelle, meilleure. »

Une fois que les bartenders comprennent mieux comment certaines saveurs s’équilibrent ou se mettent en valeur, tout cocktail axé sur le goût et ultra-conceptuel s’ancre, de fait, dans les fondations classiques. « Chez Silverleaf (où les cocktails repoussent les limites de la technique et du goût), le développement des cocktails a beau sembler uniquement basé sur les saveurs, nous n’aurions jamais atteint ce niveau sans avoir préalablement compris comment équilibrer les menus avec différents styles de cocktails et de saveurs, explique Tanner. Lorsqu’on s’appuie sur le savoir-faire des cocktails passés, développer des recettes cultes devient plus simple à chaque fois. Et s’il arrive qu’on soit uniquement guidé par une saveur, je pense que trouver un classique auquel la relier permet un développement plus en profondeur. »

Tel est justement le cas du cocktail Ananas|Miso (élaboré chez Silverleaf et sélectionné pour le titre de Cocktail de l’année 2022) qui associe whisky 13 ans d’âge, beurre noisette, bourbon, ananas et caramel de miso. Si on est clairement ici dans l’héritage direct et l’aspect du Old Fashioned, le cocktail défie la structure classique en apportant la subtile acidité et la richesse umami de l’ananas, relevées par le caramel de miso – sachant que la boisson finale est clarifiée afin d’obtenir une texture tout en finesse.

Tanner s’est donc emparé du modèle Old Fashioned classique – dont il a appris tous les secrets à l’époque de son passage chez Milk & Honey, à Londres – et l’a magnifié pour le plus grand plaisir des papilles actuelles. Pourtant, sans la connaissance des bases de la structure de la boisson originale par Tanner et son équipe, cette recette aurait facilement pu manquer de structure et d’équilibre – ce qui est monnaie courante dans les bars avant-gardistes où la formation classique fait parfois défaut. Mais cette méthode marie la créativité du goût et de la technique à la connaissance approfondie des classiques, pour donner naissance à une boisson exceptionnelle qui vaut le détour à elle seule.

Le Pineapple Miso chez Silverleaf

Le fossé des connaissances

Tanner tient toutefois à insister sur l’importance, pour les bartenders, de connaître parfaitement les produits commerciaux à leur disposition – ce qui s’apprend facilement lorsqu’on débute comme commis de bar, avant de créer des ingrédients originaux dans la cuisine ou le laboratoire.

On en revient au point de Star sur les bartenders qui testent leurs petites expériences. S’ils ne se sont pas familiarisés au préalable avec la vaste gamme d’ingrédients à leur disposition – des eaux-de-vie aux liqueurs amères, en passant par tout le reste – les professionnels du bar courent le risque de tenter de développer un ingrédient à la saveur très proche d’un produit commercial existant (et très probablement meilleur que celui en cours d’élaboration artisanale sur un coin de table). Ce genre de mésaventure est bien trop fréquent chez les bartenders ayant fait l’impasse sur l’apprentissage des bases classiques.

Il est crucial de s’ancrer dans les classiques, dans les ingrédients des recettes classiques et dans les principes clés du travail au bar efficace. Seules des fondations solides permettent ensuite d’expérimenter des cocktails et des ingrédients culinaires innovants – après tout, il faut savoir marcher avant d’apprendre à courir.

Tyler Zielinski