Accordons-nous assez d’attention à la provenance de nos ingrédients ?

MB

Dans son introduction du dernier épisode de la série Perspectives (Ingrédients & Saveurs), Monica Berg, la directrice créative de Campari Academy explore la saisonnalité des ingrédients, les chaînes d’approvisionnement et leur relation à la création des saveurs – et nous présente les personnalités qui bousculent les règles du jeu.

Je suis véritablement enchantée à l’idée de commencer l’année avec un sujet qui me tient autant à cœur. Par bien des aspects, le thème Ingrédients & Saveurs incarne l’essence même de notre activité. Oui, on peut se préparer des boissons excellentes chez soi ; non, pas besoin d’être pro pour élaborer de délicieux cocktails… et en même temps, nulle part ailleurs vous ne verrez briller ainsi la personnalité du bartender.

Au fil des années, j’ai, comme nombre d’autres bartenders, joué avec ma façon de m’exprimer à travers les saveurs : à fond dans le Tiki (mais avec une touche nordique) un instant, puis une phase fleur de sureau partout (comme tout le monde), sans oublier que, comme toute scandinave qui se respecte, j’aime faire mes propres cueillettes (bien que j’habite à Londres).

Je connais désormais mes forces et faiblesses et, plus important encore, mes goûts et aversions. Avec l’expérience du bar, on apprend à prêter attention aux détails qui avaient auparavant tendance à nous échapper ; la provenance des ingrédients, leurs conditions de fabrication ou de production, l’explication de leurs saveurs – et quand (s’ils sont sujets à des variations) ils se révèlent sous leur meilleur jour.

La grande majorité des ressources des bartenders ne sont pas saisonnières : spiritueux, liqueurs, vins fortifiés, amers, bières et vins (bien sûr, les millésimes varient, mais pour cet exemple précis nous considérerons le vin comme un produit non-saisonnier). En d’autres termes, où que vous vous trouviez sur la planète et quelle que soit l’époque de l’année, elles auront toutes le même goût.

Rien à voir donc, avec le quotidien des cuisiniers et des chefs, dont les matières premières s’avèrent souvent hypersensibles au moment et au lieu. Il suffit d’imaginer une fraise ou une cerise. Cela nous confère-t-il un avantage ou un handicap ? Tout dépend du point de vue. Ce qui est certain, par contre, c’est qu’il en résulte souvent une déconnexion et une mécompréhension de l’offre et de la demande.

Lorsque vos « ingrédients » se présentent sous la forme de bouteilles prêtes à consommer, il est facile d’oublier qu’il s’agit de produits agricoles, et qu’énormément de travail et d’efforts ont été nécessaires pour vous permettre d’ouvrir une bouteille de whisky ou de mezcal derrière votre bar. Je ne parle pas ici de l’emballage, de la distillation ou de la fermentation – ni de tout autre procédé en lien avec la production du liquide – mais véritablement du travail nécessaire à l’obtention de la matière première : la culture des céréales, la récolte de l’agave, etc.

Ce n’est qu’une fois face au tableau dans son ensemble que l’on aperçoit le lien direct entre agriculture et bar, entre fermiers et bartenders, et, plus important encore, que l’on prend conscience des choix effectués et de l’avenir qui se dessine. Commencer à s’intéresser à l’écologie de notre univers, c’est réaliser l’importance de l’approvisionnement, de la saisonnalité et de la saveur.

Voilà pourquoi, dans cet épisode, nous sommes allés à la rencontre de Natoora, le premier distributeur de producteurs en ligne du Royaume-Uni, né il y a près de 20 ans de l’esprit de Franco Fubini. Ce dernier ayant pris conscience des failles de notre système alimentaire – et que la grande perdante était la saveur – il a décidé d’agir. Au fil des années, son entreprise s’est développée jusqu’à devenir un grossiste de taille considérable, présent dans de nombreux pays européens, aux États-Unis et en Australie. Il fournit désormais certains des meilleurs restaurants et bars de la planète.

Ce qui rend Natoora véritablement unique, c’est son engagement à ne fournir que des produits radicalement de saison, autrement dit des produits agricoles nutritionnellement denses, riches en saveurs et à leur pleine maturité, cultivés à petite échelle par des agriculteurs engagés dans une démarche visant à éviter l’épuisement des sols. Ils exigent donc une chaîne d’approvisionnement transparente, durable et qui met en valeur le véritable coût de l’agriculture – et à l’échelle, s’il vous plaît !

On reproche souvent aux chaînes d’approvisionnement éthiques et accessibles, de fonctionner de façon locale ou pour des petites quantités, mais d’être irréalisables à plus grande échelle. Eh bien, voici la preuve du contraire. Cela nécessite-t-il un changement de mentalité ? Oui, évidemment – il s’agit d’arrêter de se baser sur la praticité et sur la disponibilité tout au long de l’année, et de se tourner vers ce qui ne peut qu’être qualifié de révolutionnaire : des ingrédients savoureux et sélectionnés pendant leur fenêtre de maturité naturelle.

Une exploration plus poussée de la saisonnalité régionale nous emmène à Tokyo, pour rencontrer le maitre du thé Shinya Sakurai, propriétaire du Sakurai Japanese Tea Experience. Il lui a fallu 14 ans pour obtenir ce titre, et son expertise lui a permis de moderniser la tradition ancestrale de la cérémonie du thé ainsi que d’associer différents thés et alcools. Ses thés proviennent de tout le Japon, et certains sont torréfiés en interne (comme le hōjicha) tandis que d’autres sont mélangés à des ingrédients japonais de saison. J’ai eu l’immense chance de rendre visite à Sakurai-san dans son magnifique établissement en 2020, et j’y repense souvent. Cette sublime expérience m’a aidée à faire un pas de plus dans la compréhension et dans l’appréciation du thé.

Et maintenant, direction Lisbonne pour une petite cueillette en compagnie de Constança Cordeiro, propriétaire de Toca Da Raposa et du tout récent Uni. Son utilisation ingénieuse des ingrédients locaux, associée à une sensibilité et à une approche personnelle des saveurs l’ont propulsée sur le devant de la trépidante scène culinaire lisboète, grâce à la création de cocktails uniques et inédits qui parviennent à exprimer simultanément le moment, l’endroit et l’espace de leur conception. Vous vouliez la preuve que les boissons exprimant un point de vue personnel sont appelées à durer ? Vous l’avez.

Pour terminer, retour à Singapour pour discuter avec Vijay Mudaliar de Native et Analogue, précurseur en matière de valorisation de l’origine (où et par qui) des ingrédients utilisés derrière le bar, mais également de développement d’une véritable communauté (allant au-delà de la relation commerciale) unie par un intérêt commun porté à la localité et à la longévité.

Et c’est avec cet épisode que s’achève la première saison de Perspectives. Je suis très contente de vous annoncer le début prochain du tournage de la deuxième saison. J’ai hâte de partager avec vous tout ce qui est prévu au programme de l’année qui vient, donc n’hésitez pas à vous inscrire à la Campari Academy pour pouvoir visionner les épisodes complets – et suivre notre progression et notre exploration toujours plus en profondeur des lieux et des thèmes.