Les ingrédients, la saisonnalité et l’environnement naturel d’après Constança Cordeiro

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Constança Cordeiro, barmaid propriétaire de Toca de Raposa et UNI, explique comment elle s’est découvert une passion pour la fabrication de ses propres ingrédients, et incite les futures générations de bartenders à prendre le temps de simplement observer leur environnement afin d’y puiser l’inspiration.

Je me souviens parfaitement du moment où j’ai su dans quoi je voulais investir mon énergie. C’était en 2014, j’ai commencé à participer à des concours de cocktails. Je me concentrais sur l’exécution des recettes, la recherche de l’équilibre entre de nombreux éléments – mais tout ce que je voulais, c’était créer les ingrédients que j’utilisais, et pas seulement les mélanger. Cela a été un moment clé pour moi. Peu après, j’ai rejoint Peg + Patriot sous la direction de Matt Whiley, qui travaillait déjà dans cette direction.

J’ai toujours voulu travailler dans l’hôtellerie. Dès le premier jour, j’ai été séduite par le rythme incroyable de cet univers et j’ai commencé à travailler tout en suivant des cours de gestion hôtelière à l’université, au Portugal. À 17 ans, j’ai fini par intégrer l’équipe du Ritz-Carlton de Sintra au cours de ma dernière année d’études. Même si j’ai beaucoup aimé l’expérience, je me suis vite rendue compte que ça manquait grandement de créativité… et j’ai décidé de me tourner vers le monde du bar, afin de pouvoir laisser libre cours à mon imagination. J’ai déménagé à Londres en 2013, et visité tous les endroits possibles, des bars à cocktails classiques aux établissements plus contemporains.

J’ai passé mes week-ends de l’été 2013 à travailler dans un petit bar à whisky éphémère. J’étais la seule employée ; j’avais ma propre place, je m’occupais des fleurs, élaborais mon menu, nouais des relations avec les clients réguliers. Cette sensation s’est ancrée en moi : j’ai réalisé à quel point je voulais avoir mon bar. Je n’ai pas tardé à retourner voir Matt, qui m’a confirmé que j’étais prête à voler de mes propres ailes. Je suis donc rentrée au Portugal, avec la ferme intention de prendre une année de repos histoire d’éviter le burn-out. Un mois plus tard, je commençais à travailler sur mes projets persos.

Mission solo

Pendant ce temps-là, tout en cherchant l’emplacement idéal pour mon bar, j’ai pu accueillir les meilleurs bartenders européens au Portugal pour leur faire visiter le pays. C’était l’occasion idéale de leur faire découvrir la flore locale et l’héritage naturel de ma terre natale, et la première étape vers la possibilité d’exprimer ma philosophie comme je le désirais. En 2018, j’ai enfin ouvert mon établissement, Toca da Raposa. Un bar saisonnier qui met l’accent sur les produits, fruits, légumes et plantes sauvages du pays. Chaque boisson se compose de trois à quatre ingrédients, et chacun de ces ingrédients reste clairement identifiable en bouche. Nous faisons tout notre possible pour extraire la saveur de chaque ingrédient en utilisant la bonne technique ; notre objectif n’étant pas de faire étalage de nos outils ou de nos techniques, mais bien d’être efficaces, d’optimiser l’utilisation de chaque ingrédient et de le garder frais le plus longtemps possible. C’est le meilleur moyen de respecter nos ingrédients locaux et de les mettre en lumière.

UNI est mon dernier projet en date. Les ingrédients y sont les protagonistes de l’expérience – eux et eux seuls. Chaque boisson se compose de 10 à 15 ingrédients, dont 80 % sont locaux et naturels. Je ressentais le besoin d’accomplir quelque chose de nouveau, de trouver une motivation et une créativité nouvelles qui me pousseraient vers l’avant. Je me suis rendue compte qu’utiliser des ingrédients produits à l’autre bout du monde n’avait aucun sens – c’est insoutenable économiquement et écologiquement parlant. Je voulais créer quelque chose d’inédit… mais à base d’ingrédients locaux : en utilisant autant d’ingrédients pour chaque cocktail, nous sommes capables d’orchestrer de nouvelles saveurs à partir de produits que nous connaissons déjà bien. Tout est dans l’harmonie, les arômes, l’unification des saveurs que nous créons. C’est exactement ce que je cherchais au départ : construire quelque chose, à partir de rien, en restant fidèle à mes origines et à mon pays.

Changer le système

C’est aussi l’une des raisons pour lesquelles j’ai rejoint le projet Wild Terrains : une agence de voyages à destination des femmes, pour les femmes. Nous sommes toute une palette de professionnelles, menant des groupes constitués de 10 à 30 femmes, qu’elles soient mères et filles ou voyageuses solitaires. Nous organisons des cours de cuisine, des séances de graffiti et plein d’autres activités artistiques et inspirantes. J’emmène souvent les groupes faire des cueillettes en forêt, pique-niquer et se connecter à la nature environnante. Puis nous nous rendons à Toca où les participantes peuvent élaborer leurs propres cocktails, en apprendre plus sur les spiritueux et découvrir un avant-goût de notre culture moderne, liquide.

Pourtant, les bartenders ne sont pas encore complètement conscients de l’importance de s’approvisionner localement, de célébrer les saveurs en mélangeant les essences pour créer de délicieux cocktails. La majorité des bartenders demeurent dans une optique d’exhibition de leurs outils et techniques, ce qui peut s’avérer trompeur pour le consommateur et, au final, affecter le mouvement dans son ensemble. Ces bartenders cherchent à faire la morale plutôt qu’éduquer. Faire le show revient à entraver la communication et la conscience, des professionnels du bar comme des consommateurs. Bien que les choses soient clairement en train de changer, le monde du bar conserve sa tendance à opter pour la facilité, pour les solutions qui impressionnent à court terme – au lieu de réfléchir plus en profondeur. Travailler avec des ingrédients locaux, parfois en associant des éléments en apparence très éloignés les uns des autres, se révèle aussi impressionnant que manier un instrument complexe – mais deux fois plus bénéfique pour notre système dans son ensemble.

La prochaine étape consiste à éduquer, de part et d’autre du bar. Il est temps que les clients prennent conscience de ce que nous faisons, afin de saisir (et potentiellement adopter) notre vision, pour être en mesure de la rechercher, encore et encore. Et c’est pareil côté professionnel : il faut éduquer les équipes et les former à observer leur environnement – après tout, notre environnement est vivant ! Qu’on aille à la plage, en forêt, ou n’importe où, on voit toujours quelque chose. En entraînant notre regard, en le rendant plus alerte, il devient une sorte d’inspiration qui croît dans chaque direction : il se diffuse. La passion se développe. Les bartenders peuvent ensuite l’enseigner à leurs collègues, à leurs amis et à leurs consommateurs afin de former un véritable réseau qui, un jour ou l’autre, finira par partager notre vision à un plus grand nombre de personnes.