Shinya Sakurai et le pouvoir transformateur du thé

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Le bartender et maître du thé Shinya Sakurai nous raconte son parcours dans le monde du thé et révèle toute la versatilité et les nuances des infusions et des mélanges.

J’ai commencé à préparer des boissons derrière un bar quand j’étais étudiant à l’université : je servais des bières et du whisky, et je préparais des cocktails dans un restaurant. Une fois diplômé, un collègue plus âgé m’a fait découvrir un nouveau bar à Ginza. C’est là que j’ai vraiment appris les bases et que j’ai perfectionné mes compétences de bartender, depuis le nettoyage en profondeur, le dépoussiérage des bouteilles et le pilage de la glace, jusqu’au maniement des ustensiles et le perfectionnement de mes manières. Bien sûr, j’ai également pratiqué les bases pendant un an : shaker ou remuer une boisson sans la casser.

Une connaissance m’a ensuite fait entrer chez Simplicity, une entreprise japonaise qui gère un restaurant et une confiserie ultra-design. J’ai d’abord travaillé au bar du restaurant (et emmagasiné de l’expérience en restauration pure) avant d’être muté vers Sabo, le bar à thé de la boutique de friandises japonaises Higashiya, où j’ai commencé à me consacrer plus sérieusement au thé. L’établissement restait ouvert tard le soir, et on pouvait y déguster du thé et des friandises japonaises authentiques tout en sirotant des cocktails et des boissons.

L’éducation au thé

Ma façon de considérer le thé a beaucoup changé depuis mes débuts chez Sabo. Avant ça je le buvais sans vraiment y penser. J’ai d’abord été surpris par la grande diversité des thés japonais existants – du sencha au gyokura, en passant par le macha, l’hōjicha et les thés fermentés – je me suis même demandé comment une telle diversité avait bien pu m’échapper jusque-là. En bon novice, j’ai commencé par apprendre à infuser les feuilles, avant d’étudier les méthodes de culture et de production. À vrai dire, j’avais l’impression que ça me venait de façon naturelle, un peu comme pour les cocktails. Le reste du temps, je continuais à infuser moi-même le thé que je buvais, tout en étudiant sous la houlette d’un professeur de thé japonais.

Le concept de Sabo repose sur trois saveurs : le thé, les friandises et l’alcool. C’est une forme d’espace inédite, design compris, qui est à la fois un bar et une maison de thé. Là-bas, j’ai surtout appris à approcher la culture et le climat japonais, car il s’agissait de s’efforcer de restituer pleinement la culture japonaise en adaptant les ingrédients et les outils traditionnels à l’époque actuelle et aux quatre saisons, pour pouvoir les faire évoluer ensuite. Ce processus m’a aidé à découvrir de nombreuses variétés de thé japonais. À partir de là, je me suis intéressé de plus près à la culture japonaise et j’ai compris que tout a un sens et une importance – des friandises et ustensiles jusqu’aux aspects spirituels du thé.

Le Japon accorde de l’importance au passage des saisons – et les gens apprécient la nourriture saisonnière ; j’ai donc créé un menu avec les accords mets-thé pour l’ouverture du restaurant Yakumo Saryo ; et associé des herbes et des fruits frais à du thé, afin d’élaborer un menu d’inspiration saisonnière pour Higashiya à Ginza. Cette carte des boissons comprend uniquement du thé japonais afin de permettre aux personnes ne buvant pas d’alcool d’en profiter aussi. Mais, si les repas accompagnés de vin commencent généralement par du champagne, quel thé japonais pouvait jouer ce rôle et remplacer le champagne ? Nous avons donc eu l’idée d’inventer le Sencha Sparkling, un thé pétillant, servi dans une flûte à champagne. Nous avons marié des thés frais et rafraîchissants avec des hors-d’œuvre ; associé un mélange de sencha à des feuilles de shiso et des agrumes frais afin d’accompagner des sashimis, et élaboré des thés fermentés à déguster avec les snacks, viandes et poissons grillés les plus forts.

Histoires de bar

Hélas, malgré le nombre de thés japonais disponibles, la gamme reste limitée. C’est là que les connaissances du bartender entrent en jeu : les professionnels du bar mélangent des liqueurs et alcools de base afin de recréer le goût idéal – nous avons adapté cette pratique au thé. Pour vous donner une idée : si vous jugez qu’une saveur manque, vous êtes libre de l’ajouter afin d’élargir l’éventail des mariages possibles avec le plat. Au fil des ans, le développement de ces mariages nous a ouvert une infinité de possibilités avec le thé.

Higashiya Ginza a conçu un mélange de thé original incorporant des herbes et des fruits frais. Le fruit est coupé à la demande, associé au thé, et l’eau chaude contenue dans la théière est versée à la louche. On utilise aussi peu de produits séchés que possible, et on privilégie des ingrédients qui reflètent les quatre saisons du Japon, tout au long de l’année : légumes sauvages au printemps, sansho et pêches au début de l’été, poires et raisin en automne, yuzu et pommes en hiver. Ensuite, j’ai reproduit le même type d’expérience dans la boutique que j’ai ouverte.

Face au déclin rapide de l’industrie nationale du thé, j’ai décidé d’ouvrir ma propre boutique de thé japonais. De façon quelque peu égoïste, nous avons ouvert en 2014 les portes du Sakurai Japanese Tea Experience (櫻井焙茶研究所), qui se veut un lieu de recherche, de création de nouvelles possibilités et de valorisation du thé japonais en tant qu’élixir de guérison. Ici, les visiteurs et leurs cinq sens peuvent découvrir des thés venus de tout le Japon, dont des thés nature, torréfiés et mélangés.

Installation de la boutique

Une des principales caractéristiques de la maison de thé est la diversité des expériences de thé japonais proposée. Le menu comprend des repas au thé, une sélection de sencha et de hōjicha fraîchement torréfiés, des mélanges de thé saisonniers, du thé gyokuro et gyokuro special class, et des thés roulés à la main ayant remporté le premier prix dans des foires du thé, ainsi que des thés bancha régionaux.

Le menu thé commence bien évidemment par du gyokuro, infusé selon la technique du remuage (bien connue des bartenders). À l’aide de verres à mélange en céramique authentique, le thé est servi façon cocktail. Puis les feuilles de thé gyokuro sont dégustées, avant l’apparition d’une poêle destinée à torréfier du thé hōjicha devant les clients – un parfum puissant envahit alors la maison de thé. Le menu se termine avec des friandises fraiches de saison et du matcha.

L’autre menu s’articule autour du chasyu (thé alcoolisé). Il s’agit d’une boisson alcoolisée fabriquée en infusant du thé dans du gin, de la vodka ou une autre boisson. Nous avons élaboré 18 types de chasyu à partir des méthodes de production de thé, dont le sencha gin, le tencha vodka, le hōjicha torréfié au rhum et le bancha grillé au whisky. Au gin, nous avons apporté l’astringence et l’umami du sencha ; avec la vodka nous avons utilisé du tencha, la matière première du matcha, afin de révéler le goût simple de l’umami ; dans le rhum, l’hōjicha fortement torréfié est associé à du thé moins torréfié pour créer une liqueur à l’arrière-goût puissant ; et le bancha fumé est marié à du blended whisky japonais qui le transforme en une boisson tourbée qui n’est pas sans rappeler les whisky Islay.

L’idée derrière toutes ces saveurs est de s’assurer que chaque individualité persiste dans le résultat final. J’essaie de structurer les cocktails de façon à ce que le thé ne disparaisse pas, par exemple en associant des saveurs persistantes, ou opposées.

J’espère transmettre ainsi la conscience des bienfaits du thé japonais tout en boostant les industries du thé et du bar. De nos jours, de plus en plus de gens ne boivent pas d’alcool, donc amener la culture du thé dans les bars me semble un bon moyen de faire venir davantage de personnes et de faire découvrir les nombreux talents des bartenders. Je veux remettre au goût du jour la culture japonaise de qualité et la transmettre aux générations à venir.